- PORTRAIT -

 

 





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Jean-Jacques Di Tucci

ou le champ des étoiles

Par Michèle Tosi (2005)

 

Ni sériel, ni spectral, loin des chapelles esthétiques et de leurs luttes intestines, Jean-Jacques Di Tucci fait sans aucun doute figure d'indépendant. Essayons de cerner cette personnalité singulière, un compositeur qui poursuit son chemin musical avec conviction et s'attache avec ténacité à forger un univers sonore personnel.
Nourri entre autre de ses années d'apprentissage auprès de Gilbert Amy, Jean-Jacques Di Tucci est manifestement en quête d'une sorte de Graal sonore, dans un voyage au cours duquel il entreprend de sonder la matière résonante dans ses plus fines nuances, osant les alliages les plus étonnants et les plus subtils pour en révéler toute la surprenante expressivité. Inscrit malgré lui dans une tradition française qui, de Debussy à Ravel, et de Messiaen à Dutilleux revendique le même idéal, Jean-Jacques Di Tucci tend sa ligne esthétique vers la redécouverte de la couleur, de la lumière et du mouvement. Un musicien de plein air, sans aucun doute. Mais à la mer et à ses miroitements fugitifs - un univers familier à ce Sétois d'origine - il marie la poésie des étoiles, mystérieuse, inaccessible et attirante : tout un monde lointain (pour paraphraser Dutilleux) qu'il approche en sollicitant notre imaginaire par des associations de timbres à la limite de l'inouï.
Tout d'abord pianiste, il a consacré quelques très belles pages à son instrument sous la forme de petites pièces aux formes libres et aux titres évocateurs. "D'une source irisée, prélude n°2" est un hommage direct à Debussy : flexibilité du discours, souplesse de la ligne, ambiguïté métrique, exploitation du piano/résonance nimbent l'oeuvre d'une aura poétique à travers une délicatesse d'écriture véritablement hédoniste. « Le plaisir de l’oreille » comme le recherchait Debussy, entrecroisements de résonances qui stimulent l'imaginaire et suggèrent des images : "...et les constellations limpides diamantent un ciel lacté "(1).
Mais c'est l'orchestre qui lui permet désormais d'assouvir son goût pour la multiplication des couleurs, jusqu'à d'imprévisibles arcs-en-ciel sonores. Son catalogue compte actuellement cinq pièces orchestrales, ayant toutes pour origine une commande (Orchestre de Montpellier où Di Tucci fut en résidence de 1999 à 2001, Orchestre Philarmonique de Radio France) et dédiées aux grands chefs d'aujourd'hui : Gilbert Amy, Myung Whun Chung.
La première, L’oeil du silence (1994), pour dix-neuf instruments, emprunte son titre au tableau de Max Ernst dont elle se fait l'écho du mystère et de l'onirisme. Le piano y tient une place très remarquée, soulignant certaines ruptures de discours ou s'affirmant par brèves interventions cadentielles. De forme symétrique, l'oeuvre joue sur l'opposition de deux univers, un contraste dont se nourrira très souvent le langage du compositeur. Un entrelacs de lignes souples, une trame mouvante tout en chatoiement de timbres et camaïeu évolue vers la transparence puis laisse place à des couleurs plus vives projetées en accords pulsés préparant l'avènement, au centre de l'oeuvre, d'un discours essentiellement vertical, d'une intensité très soutenue.
Avec Antarès (nom de l'étoile alpha de la constellation du Scorpion) écrite en 1997, Di Tucci fait éclater le cadre encore classique qui enchâssait la forme de L'oeil du Silence et donne au geste orchestral une envergure et un souffle nouveaux. Commande de l'Etat pour l'Orchestre de Montpellier, l'oeuvre sollicite le grand orchestre complété d'un important dispositif de percussions, caractéristique de l'écriture du compositeur : vibraphone, glockenspiel, célesta, marimba, jeu de crotales entrent désormais presque toujours dans son alchimie sonore. De facture beaucoup plus libre - même si les articulations restent claires - l'oeuvre tend avec succès vers les constellations lumineuses qui fascinent le compositeur. Une façon très personnelle de dérouler le temps se dessine dans l'alternance de passages pulsés et de plages plus lisses où l'énergie du mouvement semble un instant canalisée. L'émergence de couleurs pures (hautbois, clarinette ou violon) crée d'amples respirations dans un discours qui reste volontairement concis, à la frange du silence. L'extrême fin de l'oeuvre nous plonge dans un calme sidéral, tout juste perturbé par quelques « froissements d'ailes » passagers.
Formant un diptyque stellaire avec Antares, Sirius, (créé en 2001 par l'orchestre de Montpellier avant de faire l'ouverture du festival Présences de Radio France en février 2002) impose dès son commencement un orchestre musclé, dont la palette sonore s'est assombrie, enrichie des résonances grasses des cuivres et du soutien permanent des timbales. Une ligne mélodique plus tendue accusant la dramaturgie du discours, confère aux premières pages de la partition un souffle épique peu fréquent chez le compositeur. Si la section médiane de l'oeuvre réinstaure la poésie stellaire d'Antares avec le souple ondoiement d'instruments en relais, le geste orchestral se tend de nouveau pour propulser les sonorités des cuivres vers un intense et éclatant final.
Autre diptyque dédié au chef Myung Whun Chung qui en assurera la création, Rivage I et II (2002-2003) sollicitent de nouveau le grand orchestre. Elles sont, à ce jour, les partitions les plus abouties de Jean-Jacques Di Tucci, marquées plus clairement encore par la griffe stylistique du compositeur.
Nulle turbulence ne vient perturber la trajectoire sereine de Rivage I dont Di Tucci détaille avec finesse les infimes composants de la matière. Dans une lente montée de sève irriguant progressivement le champ résonant, un premier élan orchestral nous fait parvenir à une sorte d'acmé sonore, éclosion on ne peut plus sensuelle de résonances nourries de percussions scintillantes - ce sera le seul climax de l'oeuvre - avant de plonger dans une luxuriance nouvelle comme on pénètre dans les profondeurs de la jungle : une sensation de vie intense suggérée par l'émergence d'événements contrastés qui vivifient les couleurs, diversifient les allures, irisent les sonorités jusqu'à se figer en une dernière image dont la lente rémanence nous hypnotise jusqu'au silence.
A l'opposé, Rivages II investit les capacités virtuoses de l'écriture orchestrale, générant de multiples climats et renouvelant sans cesse la forme du mouvement : de l'horizontale fluidité des lignes en relais - sollicitant les percussions à claviers - à l'immobile transparence des cordes divisées, traversées par les sinuosités de lignes solistes puis balayées par l'impact des cuivres imposant leurs clameurs vindicatives, le discours se nourrit de contrastes saisissants, énigmatiques et interrogateurs : " je conçois l'interprétation du titre "Rivages" comme les abords d'un monde poétique intérieur où la trajectoire du regard (vers l'univers sidéral) s'inverse" nous confie le compositeur. Moins hédoniste, certes, plus tendue voire empreinte d'une certaine agitation, Rivages II laisse sourdre une sorte de révolte qui la pare de nuances volontiers fauves : les trames longuement entretenues des cuivres graves sillonnées de déchirures et hérissées d'impacts secs distribués par à-coups accusent les reliefs et la discontinuité de l'écriture. Si les dernières pages semblent nous ramener à l'éther des espaces sidéraux, l'oeuvre se conclut par un coup de semonce final qui fait éclater l’univers carcéral des cordes tournoyant en boucles obsessionnelles.
C'est dans cette oscillation - plus sensible peut-être dans Rivages II - entre " extérieur et intérieur " que le monde sonore de Jean-Jacques Di Tucci se révèle davantage, et signe une exploration toujours plus affinée de la texture musicale qui impressionne et émeut. Beaucoup de pudeur, certes, dans l'expression d'une sensibilité qui aime se nourrir de l'oeuvre d'autres maîtres - Max Ernst ou encore Zao Wou-Ki dont il projette une oeuvre-hommage - pour y retrouver les racines de ses affinités artistiques. Pour le créateur sensible aux stimulations esthétiques, ce sont autant de déclencheurs qui le poussent plus avant dans l'aventure de son propre univers, et donnent à la matière sonore qu'il sculpte une temporalité, une vibration, une âme singulières.

(1) Vers de Mallarmé cité en tête de la partition du Prélude n°1